Réécouter « Faire face à l’inattendu » avec Elodie Camier-Lemoine
Réécouter Elodie CAMIER-LEMOINE
philosophe, chargée de mission Espace Ethique ARA
intervenant sur le thème :
« Faire face à l’inattendu »
S’adapter, innover : des défis posés par la crise sanitaire
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La conférence commence à la minute 8
Les premières minutes présentent la Fondation Après-Tout et la conférencière
Réécouter le webinaire sur notre rapport au temps, avec Elodie Camier-Lemoine
Conférencière, Elodie CAMIER-LEMOINE
philosophe, chargée de mission Espace Ethique ARA
« Au cœur de la crise sanitaire,
penser notre rapport au temps »
Réflexion autour de l’incertitude
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7 millions de Français confrontés à la solitude : l’enquête annuelle de la Fondation de France
La Fondation de France vient de publier son 10ème Rapport annuel sur les solitudes.
Les constats principaux :
- une forte augmentation de l’isolement relationnel au sein de la population française au cours des 10 dernières années : 7 millions de personnes se trouvent en situation d’isolement, soit 14% des Français, contre 9% en 2010.
- L’isolement relationnel s’étend à toutes les catégories de population. Les personnes âgées sont fortement touchées, cela n’est pas nouveau. Mais les jeunes le sont aussi davantage maintenant. Les femmes souffrent davantage que les hommes de solitude. Et si l’isolement va souvent de pair avec la précarité, les catégories socio-professionnelles les plus aisées sont aussi de plus en plus atteintes par le phénomène.
- L’importance de fait du réseau familial et la fragilité potentielle souvent du réseau amical quand il existe, mais qu’il est unique.
- L’étude révèle également – et on n’en sera pas surpris – l’impact à craindre de la crise sanitaire actuelle. La forte hausse du chômage déjà amorcée et la corrélation que l’on connait entre précarité, chômage et isolement pointe un risque majeur d’une augmentation prochaine de l’isolement relationnel.
Le rapport complet est disponible sur www.fondationdefrance.org
Améliorer la pratique de la procédure collégiale
Chaque année, depuis 2014, la Fondation Après-Tout, après délibération du jury du Diplôme Inter-Universitaire « Éthique en Santé » organisé par l’Espace de Réflexion éthique Auvergne-Rhône-Alpes, décerne un, deux ou trois Prix de mémoire sur les critères suivants : qualité de la recherche éthique, retombées collectives du travail et valorisation du mémoire par un article ou une présentation dans un congrès.
Pour cette année 2020, deux prix ont été décernés.
La lauréate
Hélène Favre est de formation pharmacien et travaille désormais sur les thématiques de qualité et d’évaluation des pratiques à l’Hôpital. Elle a de nombreuses missions au sein des Hospices Civils de Lyon, en particulier celles de la mise en œuvre de l’Evaluation des Pratiques Professionnelles (EPP) et du Développement Professionnel Continu (DPC). Elle coordonne aussi des groupes de travail sur des thématiques comme la fin de vie et les soins palliatifs.
Un travail de recherche éthique
Au terme de son année de formation au Diplôme Inter-Universitaire « Ethique en Santé », elle a reçu, le 10 septembre 2020, le prix de mémoire intitulé : « Comment mettre en place et respecter la procédure collégiale, telle que définie par la loi, pour qu’elle soit une source d’apaisement et non pas une contrainte supplémentaire dans les processus éthiques ». Ont été soulignées la qualité de la recherche éthique et la dimension collective du travail qui a déjà et va bénéficier à l’ensemble des équipes des HCL mettant en œuvre la procédure collégiale, en particulier en cas de décision de limitation ou d’arrêt des traitements en fin de vie. Une présentation de ce travail est prévue.
L’intérêt du travail d’Hélène Favre réside en particulier dans les propositions faites pour améliorer la pratique de la procédure collégiale lorsque les équipes sont confrontées à une situation de fin de vie – même si cette pratique peut être proposée dans d’autres situations.
Un point a été particulièrement évoqué, c’est la place du consultant extérieur dans la délibération, prévue par la loi mais souvent méconnue par l’équipe dans sa qualité de facilitateur de l’éthique de la discussion qui demande de mobiliser les principes de respect de l’autre, d’argumentation et de non jugement.
La nécessité de la formation en éthique de tous les professionnels de santé a également été soulignée.
Résumé du mémoire
La loi du 2 février 2016, créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, fixe le cadre de réalisation des réunions de procédure collégiale, vis-à-vis des décisions de limitation ou arrêt des traitements de maintien en vie, pour éviter l’obstination déraisonnable.
De façon pratique, le cadre légal décrit les conditions de participation à la réunion mais ne préconise pas, pour les équipes, de « méthode » de mise en œuvre de cette réunion.
Face à l’hétérogénéité de la pratique de cette collégialité sur le terrain, nous avons réalisé une étude qualitative et interrogé six professionnels, des CHU de Lyon et de Saint Etienne, au cours d’entretien semi-dirigés, pour mieux appréhender la manière, dont ils vivent la collégialité au sein de leurs équipes.
Cette étude a mis en lumière que la collégialité s’exerce de façon variable quant à sa composition, sa temporalité et son lieu. Elle ne semble pas vraiment toujours nécessaire, notamment pour une décision médicale pure. Concernant la méthode de délibération, les règles ne sont ni présentées, ni rappelées au début de la réunion. La prise de parole est plutôt dénuée d’asymétrie et de hiérarchie. L’objectif principal de la procédure collégiale étant de respecter la volonté du patient, les éléments relatifs au patient font toujours l’objet de la discussion et sont plutôt rapportés par les paramédicaux.
Différents obstacles à la collégialité émergent de ces entretiens, comme le manque de culture du service de faire appel à un tiers ou le manque de temps pour réaliser ces réunions.
La discussion a ouvert sur les possibles facteurs d’apaisement de mise en œuvre de la collégialité. Parmi eux, on propose la formation des professionnels aux enjeux éthiques, la présence d’un tiers comme garant réel de cette éthique, ou une éventuelle ouverture de la réunion au représentant du patient.
Les violences conjugales, une violence familiale
Voici un écho de la formation soutenue par la Fondation Après-Tout et œuvre des médiatrices du Centre de la Famille et de la Médiation à Lyon, en mars 2020. Il a été rédigé par Odile Nesta-Enzinger, psychologue clinicienne – Association Passible – Grenoble – centre de soins de la violence conjugale et familiale – et Nelly Janin, psychologue et psychothérapeute adultes, enfants, couple et famille, Grenoble.
Aborder la question de la violence nécessite de s’interroger sur ce qui nous traverse lorsque nous sommes confrontés à celle-ci. Elle nous impacte et nos ressentis sont de l’ordre de l’impuissance, du découragement, de la peur…
Nous avons appris à transformer la violence qui est en nous, à nous protéger pour vivre avec elle.
Mais nous pouvons tous être happés par la fascination qu’elle exerce, alors qu’elle nous révulse (accidents de la route, thrillers…)
En tant qu’intervenant, il nous faut élaborer une sensorialité à ce sujet car de notre perception vont naître des comportements – à l’image d’une pièce de théâtre.
La violence s’introduit dans la famille lorsqu’il n’y a pas ou plus de pensée
A l’origine, il y a toujours chez l’un et/ou l’autre des personnes un traumatisme infantile. Il peut s’agir de n’importe quel traumatisme chez l’auteur comme chez la victime (comme un décès dont l’enfant s’est senti responsable). Nous observons aussi des mécanismes de projection avec des liens vers la persécution, l’abandon, le rejet.
En entretien, laisser à chacun le temps de s’exprimer est essentiel : ce sont les zones non mentalisées qui posent problème. Notre écoute doit permettre de repérer comment est née la violence entre ces personnes, qui a dominé, qui a le sentiment d’avoir donné ou trop donné. Par ce récit, elles nous montrent un aspect d’elles, alors la « scène » change ou n’existe plus ; elles peuvent alors parler d’elles.
L’intervenant ne peut jamais comprendre l’alchimie d’un couple mais il peut travailler avec ce vécu. C’est à partir de ce que les victimes ont raconté de leur vécu que nous avons compris les auteurs de violence.
La violence se joue dans la sensorialité
Il nous faut interroger la peur, celle des personnes, la nôtre. Il est difficile de se représenter la peur de l’autre qui est dans une autre sphère. A-t-on peur pour soi ? Pour la personne ? Notre travail est de « détricoter » le problème de l’autre pour l’aider à se mettre à distance de sa réalité. En écoutant, il nous faut continuer à penser en ayant accès à des images différentes et à rester efficient.
C’est le plus souvent difficile pour une personne de dire qu’elle souffre. Elle préfère dire ce que l’autre lui a fait. Or, le travail thérapeutique commence lorsqu’une personne souffre de l’autre dont elle a peur alors que dans le vécu du traumatisme, elle est déconnectée.
C’est par ce ressenti de souffrance que la personne concernée évitera la reproduction de la violence. En effet, pour survivre à une agression, une victime peut devenir à son tour agresseur et pour se sentir moins fragile, créer une construction psychique. Si les mécanismes de protection sont très coûteux psychiquement et créent de la fragilité, ils peuvent aussi être travaillés.
Notre accompagnement
Notre accompagnement a pour objectif d’aider les personnes à savoir où elles en sont d’elles-mêmes, à clarifier leur pensée et à pouvoir décider.
L’intervenant est dans un double mouvement : s’intéresser à la violence actée et mener une réflexion sur ce qui amène à cette violence.
Il doit se dégager de la morale et observer.
Dans une scène traumatique, chacun se remet en jeu comme victime et auteur. Tous se trouvent à un moment donné dans un état dissocié : perdus, déshumanisés, les conjoints explosent d’eux-mêmes dans des états dissociatifs : il n’y a plus de parole mais seulement l’expression de leurs émotions, ils perdent le contact avec eux-mêmes. Dans un couple violent, se joue la survie de l’un ou de l’autre.
Dans les familles à transactions violentes, chaque enfant essaie de s’adapter à « l’inadaptable » et remplit un rôle soit d’identification à l’agresseur, soit à la victime. Il faut observer cet enfant-là face à nous, ses souffrances somatiques, psychiques, muettes, en trop ou en manque, souvent imprévisibles, souvent paradoxales. L’enfant n’est pas un témoin passif, il développe des stratégies. Plus il est petit, moins il a les moyens d’agir. Peurs, terreur, détresse, anxiété, colère, confusion, impuissance sont tout ce qu’il peut vivre. Pendant l’accalmie, il reste en alerte, perd de la disponibilité : l’hyper-vigilance est liée au calme avant la tempête.
Il vient « déranger » ses parents pour leur dire qu’il a besoin d’eux, besoin qu’ils soient parents. Au plan affectif, ces enfants anxieux, dépressifs, manquent de confiance en eux, ont un attachement insécurisé et une représentation d’un monde mauvais.
Comme arrêter « la machine conjugale » ? « Trop près, ils se violentent, trop loin, ils se perdent ». L’absence de capacité d’autonomie traduit des fragilités internes, un manque de confiance en soi et l’idée de « j’ai besoin de quelqu’un pour m’aider ».
Parce que la violence perdure si elle n’est pas traitée, on peut citer le rappel à la loi et l’obligation de soins.
Au début de la thérapie, les personnes reçues expriment que « le monde va mal », par la suite, elles disent « j’ai mal ».
Reconnaître aussi une victime comme actrice de son histoire, c’est lui rendre service, lui donner de la force car elle sera plus libre de son devenir quand elle ira mieux. Le cerveau est re-modelable, nous n’effaçons pas les cicatrices mais nous pouvons changer le rapport à l’histoire.
« Ce serait bien que vous preniez soin de vous » est une invitation qui peut être entendue : depuis cette formation, en tant que médiateurs familiaux, nous orientons de manière plus adaptée les personnes vers un accompagnement thérapeutique dont nous connaissons mieux les objectifs. La compréhension des mécanismes de la violence intrafamiliale est aussi pour nous d’un apport essentiel, du fait de notre intervention dans les contextes de la séparation ou du divorce, qui sont de nature à renforcer ces mécanismes.
Pour aller plus loin
Film pédagogique « Tom et Léna » de 15mn – réalisé en 2015 par Johanna Bedeau – sur l’impact des violences au sein du couple sur les enfants ainsi que l’impact sur la parentalité
Médecine et Philosophie, une revue scientifique soutenue par la Fondation
La revue scientifique Médecine et Philosophie (http://medecine-philosophie.com/) a été créée en 2018 par un groupe de médecins formés aux sciences humaines. Elle traite d’une thématique médicale au prisme des sciences humaines. Il s’agit d’une revue électronique et sous format papier, entièrement gratuite et libre d’accès et de diffusion. La Fondation Après-Tout soutient son développement, sa diffusion et son expansion.
Aux origines
La revue Médecine et Philosophie est née de l’idée de rassembler autour d’un outil commun des médecins formés aux sciences humaines. À chaque numéro thématique, des philosophes, médecins, anthropologues, sociologues, juristes et personnes impliquées par la thématique sont invités à communiquer. La direction de publication est partagée entre Brice Poreau, saintcyrien, ingénieur, docteur en philosophie, en biologie et médecin généticien, et Christophe Gauld, médecin psychiatre et doctorant en philosophie de la médecine.
Ses objectifs
L’objectif de la revue est d’opérer un décloisonnement des champs disciplinaires, en rapport avec les thématiques actuelles promues par la science ouverte et les enjeux de la démocratie scientifique. Du fait de son indépendance financière et institutionnelle, la revue évite la segmentation scientifique en différentes disciplines isolées.
L’idée initiale était de créer un terrain unique de rencontres et de diffusion du savoir. Une revue en libre accès (plan national pour la science ouverte / archives ouvertes), à caractère initialement médical (un thème médical est choisi) et s’ouvrant sur les sciences humaines (des acteurs de tous les horizons sont convoqués), paraissait constituer un outil pertinent.
Déjà quatre numéros…
Aujourd’hui, en 2020, la revue en est à son quatrième numéro : après « Autisme et Humanisme », « Génétique et Liberté » et « Don, soin et reconnaissance », son dernier numéro s’attache à faire discuter des intervenants d’horizons différents autour de l’intelligence artificielle.
Le soutien de la Fondation Après-Tout a constitué une étape importante dans le processus de création de la revue. Elle a pu permettre de l’insérer dans le paysage culturel de la région, en lui donnant une visibilité et en permettant de développer son expansion matérielle (format papier). Elle permettra à l’avenir d’assurer sa pérennité et lui fournira un ancrage solide pour l’avenir.
Christophe Gauld, Brice Poreau
et le Comité de Rédaction de la revue Médecine et Philosophie
Comment situer le principe de responsabilité dans un contexte de traçage numérique ?
Elodie Camier-Lemoine, docteur en philosophie, membre de l’Espace de réflexion éthique Auvergne-Rhône-Alpes, conférencière auprès des internes de médecine générale
Selon les mots du sociologue Max Weber, « le partisan de l’éthique de la responsabilité (…) estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir »[1].
La période de confinement nous a rappelé chacun(e) à notre propre responsabilité individuelle dans la gestion de la crise sanitaire liée à la pandémie du COVID-19, notamment en raison du respect essentiel de la limitation des contacts sociaux. En cela, chaque comportement individuel a participé, positivement ou négativement à l’évolution de la situation.
Du principe de responsabilité
Depuis quelques semaines, il est question cette fois du principe de responsabilité en contexte de déconfinement, où l’on voit se déployer divers moyens pour poursuivre le ralentissement de la pandémie. Parmi eux, la possibilité de (re)tracer le chemin des contaminations grâce à l’outil numérique. Aussi est-il fondamental de situer ici la place de la responsabilité, tant individuelle que collective, précisément car le moment du déconfinement, à l’instar de la situation vécue ces derniers mois, correspond tout autant à un moment d’interrogation de notre responsabilité.
Au cœur du dilemme entre sécurité et liberté, comment appréhender la place de chacun au sein de ce déconfinement ? Si le procédé du traçage numérique prétend participer au ralentissement de la pandémie, la responsabilité individuelle ne serait-elle pas à la participation de chacun dans cet effort collectif de gestion du risque ? Pour autant, que savons-nous des conséquences potentielles d’une telle participation au regard de la liberté elle-même ?
Reprenons Max Weber, expliquant « qu’aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses. »[2]
N’est-il pas de l’ordre de la responsabilité que de nous interroger sur ce délicat équilibre ? Si l’on peut entendre la finalité visée par le traçage numérique – lutter contre la pandémie – l’exercice de notre responsabilité individuelle nous engage dans le questionnement même des conditions de possibilité et d’application de ce moyen. C’est probablement ici qu’un point de jonction nécessaire apparaît entre l’individu et le collectif. N’est-il pas du ressort de la responsabilité de l’Etat que de travailler à une information et une communication claire sur les enjeux du traçage afin que chacun puisse exercer sa responsabilité (tant sur le consentement ou le refus au traçage que dans le comportement général à adopter) sans se sentir amputé de sa liberté ? Dire cela, c’est justement viser une éthique où la fin moralement bonne pourrait se passer de moyens potentiellement dangereux, pour faire écho à Max Weber, qui s’interrogeait alors sur l’équilibre entre la fin et les moyens en éthique.
Réfléchir
D’une façon plus générale, la réflexion portée sur le traçage est l’occasion, consentie ou non, d’une réflexion sur ce qui existe déjà, sur notre niveau de conscience par rapport à la place du traçage dans nos existences et par conséquent, sur les responsabilités.
[1] Max WEBER, Le savant et le politique, Plon, 10/18, Paris 1995.
[2] Op-cit.
De la nécessité de maintien du lien.
Pandémie et droit de visite des proches
Elodie Camier-Lemoine, docteur en philosophie, membre de l’Espace de réflexion éthique Auvergne-Rhône-Alpes, conférencière auprès des internes de médecine générale
« Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé » disait Alphonse de Lamartine dans un poème dont le titre ne peut faire qu’écho à notre situation actuelle : l’isolement. Depuis plusieurs semaines déjà, la plupart d’entre nous s’est vu imposer l’isolement d’avec les autres, ces autres qui ne partagent pas notre foyer, dans le but même de la protection, notamment des plus vulnérables. Parmi eux, les plus fragiles, les plus âgés et les plus malades. L’enjeu de la protection est tel que cela a conduit à parfois interdire, parfois strictement règlementer la possibilité même d’être visité des siens.
Faire soin
Interroger les enjeux éthiques de l’interdiction et/ou de la limitation du droit de visite des proches aux personnes institutionnalisées ou hospitalisées installe d’emblée une réflexion sur ce qui « fait soin ». Toute la tradition de pensée autour du care permet de considérer une telle notion dans sa globalité, rappelant que le soin ne saurait se réduire à sa seule dimension technique et médicale. Ici, il est précisément question de comprendre ce que la restriction du droit de visite vient amputer dans le prendre soin. Que l’individu réside en EHPAD, qu’il séjourne dans une unité hospitalière, qu’il soit dans un foyer de vie ou même tout simplement confiné à domicile, le lien aux proches, quand il existe, fait partie intégrante de l’accompagnement, du soutien et du bien-être de la personne âgée, malade ou handicapée. En effet, cela contribue à la considération de l’individu dans sa totalité et participe probablement à la bonne santé, qu’elle soit mentale, morale ou encore sociale. Ce droit de visite, dont on reconnaît toute la nécessité, est pensé d’autant plus urgemment que le temps est parfois contraint, par un âge avancé, par l’incertitude de la guérison du proche contaminé ou bien alors, par des jours qui sont comptés, quand par exemple une situation de fin de vie se profile. En conscience d’un temps qui se réduit comme peau de chagrin, ne pas pouvoir se voir du tout ou bien dans des conditions réduites, fait violence, aux uns et aux autres.
Comment agir en EHPAD ?
Cette réalité a déjà beaucoup interrogé les équipes depuis le début du confinement et de la mise en place de mesures strictes pour éviter le plus possible la contamination, notamment des plus vulnérables. Les cellules d’éthique, organisées pour et dans le temps de cette crise sanitaire, ont pu réfléchir et partager autour des enjeux éthiques impliqués ici. Tout d’abord, les équipes intervenant en EHPAD par exemple, reconnaissent qu’isoler le patient de ses proches peut conduire dans certains cas à de multiples conséquences : retrait, décompensation, refus d’alimentation ou même encore, refus de soin. Plus globalement, l’interrogation porte souvent sur la limite à ne pas franchir dans la déshumanisation du soin au cœur de cette crise. Et, priver un patient de la visite des siens, interroge souvent sur l’humanité restante dans le prendre soin. Il ne s’agit pas ici de suggérer que le soin dispensé par les professionnels de santé en est dénué. C’est seulement reconnaître qu’il ne fait et ne peut pas tout et qu’il est des présences qui ne peuvent être compensées d’aucune façon, même par le meilleur professionnalisme.
Le rapport « bénéfice risque »
Dans une allocution du 19 avril 2020 dernier, le ministre de la santé, Olivier Véran déclarait la possibilité de réinstaurer le droit de visite dans les EHPAD, dans des conditions extrêmement limitées. L’assouplissement du cadre, s’il a soulagé les équipes dans leur inquiétude de voir leurs patients privés de leurs proches, a aussi questionné, notamment dans ses conditions de possibilité. Certaines équipes ont exprimé leur dévouement des semaines passées pour protéger les résidents de tout risque de contamination et de ce fait, leur inquiétude naissante face à la possibilité qu’ils puissent être infectés dès lors que les visites seraient remises en place. L’interrogation est, certes, de nature technique : comment organiser les visites ? Comment mettre en place les procédures d’hygiène maximales ? Comment structurer les lieux de rencontres ? Comment trouver des remparts au contact humain qui ne dénaturent pas démesurément la possibilité de se retrouver quelques instants ? Comment construire une procédure d’information la plus claire possible à destination des proches, afin qu’ils respectent la réglementation mais aussi qu’ils consentent à la prise de risque ? Mais d’un point de vue davantage éthique, la réflexion a aussi porté sur le rapport « bénéfice risque » entre le fait de pouvoir être visité et la potentialité d’être infecté. Certains ont même évoqué un conflit de valeurs entre deux formes de bienfaisance pour le résident. Pour que son bien-être soit, la présence des proches, fût-elle derrière une vitre en plexiglass, est indispensable. Mais pour que son bien-être puisse demeurer, il faudrait lui éviter le plus possible les risques inhérents à la venue de personnes extérieures à l’EHPAD. L’interrogation a été réelle, recherchant la meilleure voie à choisir pour prendre soin au mieux des personnes âgées. Parmi les éléments de réflexion, l’optique d’un déconfinement plus progressif pour les personnes vulnérables, dont les personnes âgées, a fait parfois fait pencher la balance en direction des conditions les plus favorables pour pouvoir « tenir la distance » au cœur de la crise, ceci incluant nettement la présence des proches.
Réfléchir sur les valeurs du soin
Aussi, la réflexion éthique sur la visite des proches dans le contexte pandémique implique de poursuivre un travail de fond en éthique, celui de la réflexion sur les valeurs du soin, notamment ici le bon équilibre à sans cesse travailler, adapter et trouver pour les premiers concernés, les patients, mais aussi pour les autres. Pensons aux proches eux-mêmes, vulnérabilisés par les nouvelles mesures venant contraindre ce qu’ils estiment être de l’ordre du normal et de l’indispensable : se voir, se parler, se toucher. Les technologies le permettent parfois, parfois pas. Ce qui est certain, c’est que si elles offrent la possibilité d’une nouvelle relation, ceci ne peut être que différent et temporaire. Aussi, le défi est de pouvoir prendre en compte chacun, des désirs des résidents et de leurs proches aux inquiétudes exprimées des soignants, pour avancer pas à pas dans ce processus lent du déconfinement.
Une unité de soins sécurisée au temps du COVID-19
Maxime Sordillon est infirmier dans une Unité pour malades difficiles à
l’hôpital de Vinatier. Il a été soutenu financièrement par la Fondation
Après-Tout pour son DIU « Éthique en Santé » et a reçu le prix de la
fondation pour son mémoire intitulé : « Entre dangerosité et
enfermement, quelle place pour l’expression de l’identité personnelle du
patient hospitalisé dans les soins proposés en Unité pour Malades
Difficiles ? »
Des espaces de vie réduits, un environnement immédiat contrôlé, des contacts avec les mondes extérieurs amoindris… Si ces différents éléments résonnent d’un ton particulier aujourd’hui, c’est probablement qu’en ces temps d’urgence épidémique, les « murs » (aussi bien physique dans ceux du « stay at home » que ceux, symboliques, des « gestes barrières ») sont devenus l’émanation du civisme et l’incarnation du combat de tous pour la protection de chacun.
Pour autant, malgré la poésie d’une telle représentation, ces descriptions ne s’adressent pas à la situation sanitaire exceptionnelle que nous traversons, mais au quotidien ordinaire d’un service de psychiatrie fermé et sécurisé.
Quand le lot quotidien de chaque citoyen confronté à l’état d’urgence sanitaire rejoint pour quelques semaines (et dans une moindre mesure) la réalité quasiment fictive et « extraordinaire » d’une unité de soins sécurisée, comment articuler dans ces dernières, l’impératif d’accompagnement quotidien et la nécessité d’éviter toute forme de contamination au Covid-19 ?
Pour aider les soignants, des recommandations ont été émises par plusieurs organismes d’Etat, des décisions ont été prises directement par certains directeurs de centres hospitaliers.
Le contexte
Pour autant, un élément crucial a été omis : celui du contexte. En effet, au-delà des spécificités relatives à la population prise en soins en psychiatrie, où la désorganisation comportementale et psychique et les troubles de la relation rendent incompréhensible la notion de « gestes barrières » et de distanciation sociale, comment les mettre en œuvre dans des services où le contrôle et la coercition organisent déjà le quotidien ?
Ainsi, s’agirait-t-il de rajouter du confinement aux mesures déjà en vigueur de contrainte et d’isolement ?
Au-delà de la protection minimale des soignants de ces services, pourtant quasiment seuls vecteurs de contamination possible, le choix a été fait de suivre les recommandations établies pour les services de psychiatrie traditionnellement ouverts : diminution du nombre de patients présents de manière simultanée dans l’unité (et donc majoration massive des temps d’isolement en chambre seul), arrêt des activités thérapeutiques de groupes ou des sorties extérieures, arrêt des visites familiales…
Le principe de précaution
Le « principe de précaution » se met en œuvre, avec peut-être, comme souvent devant des situations inconnues, un sur-réagissement et une démesure propres à l’impératif de « protéger ». Pourtant, à travers cette mise en repos forcée de nos missions premières, avons-nous réellement travaillé dans l’intérêt du patient ? La systématisation de nouvelles mesures de privation de libertés, au titre du « principe de précaution », peut-elle se justifier sous l’angle du bénéfice apporté au regard des mesures d’isolement et de coercition déjà en vigueur ?
La vigilance semble de rigueur afin que ce principe de précaution vienne en complément plutôt qu’en substitution du principe de raison qui guide habituellement nos pratiques du soin !
Retour d’expérience
Ces questionnements resteront bien sûr sans réponse. Fort heureusement, la « vague » ne nous a pas heurtés. De par notre fonctionnement de base ou grâce à l’application de ces nouvelles mesures ? Le mystère restera entier. Il semble pourtant primordial de mettre en œuvre un retour sur notre adaptation à cette crise : quels écueils auraient pu être évités ? Quelles modifications étaient probablement nécessaires ? Qu’est-ce qui a motivé notre facilité à rajouter de la contrainte et de l’isolement, ayant toujours comme ligne d’horizon « l’intérêt du patient » ?
Chacun étant conscient des limites et des contraintes de tels aménagements, des mesures « palliatives et compensatoires » ont pu être mises en place. Entre adaptation et bricolage, mais où la créativité des soignants a pu tenter de rétablir une forme d’équilibre et de sérénité dans la vie quotidienne de l’unité de soin.
Malgré ces adaptations, les conséquences néfastes et prévisibles du confinement d’une unité déjà fermée ne se sont pas fait attendre chez certains patients, dans une proportion (fort heureusement !) cependant bien moindre que celle à laquelle nous nous attendions.
La majoration du temps passé en chambre, la suppression des visites familiales pourtant parfois soutien premier d’une prise en soin ont pu majorer des états d’agitation voire entraîner de nouvelles décompensations, chez des patients pourtant difficilement stabilisés.
Au-delà du tragique de ces situations individuelles, la période de confinement a également eu son lot de surprises et d’inattendus.
A rebours de nos craintes initiales, la diminution effective des contacts et des stimulations a, pour certains, eu des vertus d’apaisement massif. Un rythme plus lent, avec probablement moins d’agitation institutionnelle, a pu permettre d’opérer chez certains patients (comme chez certains soignants) une forme de retour à soi et de retour à une pensée réflexive.
Par ailleurs, le partage en communauté d’une situation « hors du commun » a peut-être également eu un effet bénéfique : celui d’abolir la distance habituelle entre soignant et patient. Chacun pouvant alors partager des inquiétudes relatives aux mêmes objets (sur l’évolution à venir, sur la situation des proches…) renforçant ainsi l’appartenance à la même humanité.
Il est difficile et probablement trop tôt pour identifier de manière générale les bénéfices tout autant que les maux subis par nos patients par le confinement qui leur a été imposé.
L’heure est aujourd’hui au déconfinement, avec la redécouverte d’enjeux parfois oubliés dans le rythme de la « production de soin » : celui de profiter de la banalité du quotidien.
Maxime Sordillon, juin 2020