Mois : juin 2020

Comment situer le principe de responsabilité dans un contexte de traçage numérique ?

Comment situer le principe de responsabilité dans un contexte de traçage numérique ?

Elodie Camier-Lemoine, docteur en philosophie, membre de l’Espace de réflexion éthique Auvergne-Rhône-Alpes, conférencière auprès des internes de médecine générale

Selon les mots du sociologue Max Weber, « le partisan de l’éthique de la responsabilité (…) estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir »[1].

La période de confinement nous a rappelé chacun(e) à notre propre responsabilité individuelle dans la gestion de la crise sanitaire liée à la pandémie du COVID-19, notamment en raison du respect essentiel de la limitation des contacts sociaux. En cela, chaque comportement individuel a participé, positivement ou négativement à l’évolution de la situation.

Du principe de responsabilité

Depuis quelques semaines, il est question cette fois du principe de responsabilité en contexte de déconfinement, où l’on voit se déployer divers moyens pour poursuivre le ralentissement de la pandémie. Parmi eux, la possibilité de (re)tracer le chemin des contaminations grâce à l’outil numérique. Aussi est-il fondamental de situer ici la place de la responsabilité, tant individuelle que collective, précisément car le moment du déconfinement, à l’instar de la situation vécue ces derniers mois, correspond tout autant à un moment d’interrogation de notre responsabilité.

Au cœur du dilemme entre sécurité et liberté, comment appréhender la place de chacun au sein de ce déconfinement ? Si le procédé du traçage numérique prétend participer au ralentissement de la pandémie, la responsabilité individuelle ne serait-elle pas à la participation de chacun dans cet effort collectif de gestion du risque ? Pour autant, que savons-nous des conséquences potentielles d’une telle participation au regard de la liberté elle-même ?

Reprenons Max Weber, expliquant « qu’aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses. »[2]

N’est-il pas de l’ordre de la responsabilité que de nous interroger sur ce délicat équilibre ? Si l’on peut entendre la finalité visée par le traçage numérique – lutter contre la pandémie – l’exercice de notre responsabilité individuelle nous engage dans le questionnement même des conditions de possibilité et d’application de ce moyen. C’est probablement ici qu’un point de jonction nécessaire apparaît entre l’individu et le collectif. N’est-il pas du ressort de la responsabilité de l’Etat que de travailler à une information et une communication claire sur les enjeux du traçage afin que chacun puisse exercer sa responsabilité (tant sur le consentement ou le refus au traçage que dans le comportement général à adopter) sans se sentir amputé de sa liberté ? Dire cela, c’est justement viser une éthique où la fin moralement bonne pourrait se passer de moyens potentiellement dangereux, pour faire écho à Max Weber, qui s’interrogeait alors sur l’équilibre entre la fin et les moyens en éthique.

Réfléchir

D’une façon plus générale, la réflexion portée sur le traçage est l’occasion, consentie ou non, d’une réflexion sur ce qui existe déjà, sur notre niveau de conscience par rapport à la place du traçage dans nos existences et par conséquent, sur les responsabilités.


[1] Max WEBER, Le savant et le politique, Plon, 10/18, Paris 1995.

[2] Op-cit.

De la nécessité de maintien du lien.

De la nécessité de maintien du lien.

Pandémie et droit de visite des proches

Elodie Camier-Lemoine, docteur en philosophie, membre de l’Espace de réflexion éthique Auvergne-Rhône-Alpes, conférencière auprès des internes de médecine générale

« Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé » disait Alphonse de Lamartine dans un poème dont le titre ne peut faire qu’écho à notre situation actuelle : l’isolement. Depuis plusieurs semaines déjà, la plupart d’entre nous s’est vu imposer l’isolement d’avec les autres,  ces autres qui ne partagent pas notre foyer, dans le but même de la protection, notamment des plus vulnérables. Parmi eux, les plus fragiles, les plus âgés et les plus malades. L’enjeu de la protection est tel que cela a conduit à parfois interdire, parfois strictement règlementer la possibilité même d’être visité des siens.

Faire soin

Interroger les enjeux éthiques de l’interdiction et/ou de la limitation du droit de visite des proches aux personnes institutionnalisées ou hospitalisées installe d’emblée une réflexion sur ce qui « fait soin ». Toute la tradition de pensée autour du care permet de considérer une telle notion dans sa globalité, rappelant que le soin ne saurait se réduire à sa seule dimension technique et médicale. Ici, il est précisément question de comprendre ce que la restriction du droit de visite vient amputer dans le prendre soin. Que l’individu réside en EHPAD, qu’il séjourne dans une unité hospitalière, qu’il soit dans un foyer de vie ou même tout simplement confiné à domicile, le lien aux proches, quand il existe, fait partie intégrante de l’accompagnement, du soutien et du bien-être de la personne âgée, malade ou handicapée. En effet, cela contribue à la considération de l’individu dans sa totalité et participe probablement à la bonne santé, qu’elle soit mentale, morale ou encore sociale. Ce droit de visite, dont on reconnaît toute la nécessité, est pensé d’autant plus urgemment que le temps est parfois contraint, par un âge avancé, par l’incertitude de la guérison du proche contaminé ou bien alors, par des jours qui sont comptés, quand par exemple une situation de fin de vie se profile. En conscience d’un temps qui se réduit comme peau de chagrin, ne pas pouvoir se voir du tout ou bien dans des conditions réduites, fait violence, aux uns et aux autres.

Comment agir en EHPAD ?

Cette réalité a déjà beaucoup interrogé les équipes depuis le début du confinement et de la mise en place de mesures strictes pour éviter le plus possible la contamination, notamment des plus vulnérables. Les cellules d’éthique, organisées pour et dans le temps de cette crise sanitaire, ont pu réfléchir et partager autour des enjeux éthiques impliqués ici. Tout d’abord, les équipes intervenant en EHPAD par exemple, reconnaissent qu’isoler le patient de ses proches peut conduire dans certains cas à de multiples conséquences : retrait, décompensation, refus d’alimentation ou même encore, refus de soin. Plus globalement, l’interrogation porte souvent sur la limite à ne pas franchir dans la déshumanisation du soin au cœur de cette crise. Et, priver un patient de la visite des siens, interroge souvent sur l’humanité restante dans le prendre soin. Il ne s’agit pas ici de suggérer que le soin dispensé par les professionnels de santé en est dénué. C’est seulement reconnaître qu’il ne fait et ne peut pas tout et qu’il est des présences qui ne peuvent être compensées d’aucune façon, même par le meilleur professionnalisme.

Le rapport « bénéfice risque »

Dans une allocution du 19 avril 2020 dernier, le ministre de la santé, Olivier Véran déclarait la possibilité de réinstaurer le droit de visite dans les EHPAD, dans des conditions extrêmement limitées. L’assouplissement du cadre, s’il a soulagé les équipes dans leur inquiétude de voir leurs patients privés de leurs proches, a aussi questionné, notamment dans ses conditions de possibilité. Certaines équipes ont exprimé leur dévouement des semaines passées pour protéger les résidents de tout risque de contamination et de ce fait, leur inquiétude naissante face à la possibilité qu’ils puissent être infectés dès lors que les visites seraient remises en place. L’interrogation est, certes, de nature technique : comment organiser les visites ? Comment mettre en place les procédures d’hygiène maximales ? Comment structurer les lieux de rencontres ? Comment trouver des remparts au contact humain qui ne dénaturent pas démesurément la possibilité de se retrouver quelques instants ? Comment construire une procédure d’information la plus claire possible à destination des proches, afin qu’ils respectent la réglementation mais aussi qu’ils consentent à la prise de risque ? Mais d’un point de vue davantage éthique, la réflexion a aussi porté sur le rapport « bénéfice risque » entre le fait de pouvoir être visité et la potentialité d’être infecté. Certains ont même évoqué un conflit de valeurs entre deux formes de bienfaisance pour le résident. Pour que son bien-être soit, la présence des proches,  fût-elle derrière une vitre en plexiglass, est indispensable. Mais pour que son bien-être puisse demeurer, il faudrait lui éviter le plus possible les risques inhérents à la venue de personnes extérieures à l’EHPAD. L’interrogation a été réelle, recherchant la meilleure voie à choisir pour prendre soin au mieux des personnes âgées. Parmi les éléments de réflexion, l’optique d’un déconfinement plus progressif pour les personnes vulnérables, dont les personnes âgées, a fait parfois fait pencher la balance en direction des conditions les plus favorables pour pouvoir « tenir la distance » au cœur de la crise, ceci incluant nettement la présence des proches.

Réfléchir sur les valeurs du soin

Aussi, la réflexion éthique sur la visite des proches dans le contexte pandémique implique de poursuivre un travail de fond en éthique, celui de la réflexion sur les valeurs du soin, notamment ici le bon équilibre à sans cesse travailler, adapter et trouver pour les premiers concernés, les patients, mais aussi pour les autres. Pensons aux proches eux-mêmes, vulnérabilisés par les nouvelles mesures venant contraindre ce qu’ils estiment être de l’ordre du normal et de l’indispensable : se voir, se parler, se toucher. Les technologies le permettent parfois, parfois pas. Ce qui est certain, c’est que si elles offrent la possibilité d’une nouvelle relation, ceci ne peut être que différent et temporaire. Aussi, le défi est de pouvoir prendre en compte chacun, des désirs des résidents et de leurs proches aux inquiétudes exprimées des soignants, pour avancer pas à pas dans ce processus lent du déconfinement.

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Une unité de soins sécurisée au temps du COVID-19

Une unité de soins sécurisée au temps du COVID-19

Maxime Sordillon est infirmier dans une Unité pour malades difficiles à
l’hôpital de Vinatier. Il a été soutenu financièrement par la Fondation
Après-Tout pour son DIU « Éthique en Santé » et a reçu le prix de la
fondation pour son mémoire intitulé : « Entre dangerosité et
enfermement, quelle place pour l’expression de l’identité personnelle du
patient hospitalisé dans les soins proposés en Unité pour Malades
Difficiles ? »

Des espaces de vie réduits, un environnement immédiat contrôlé, des contacts avec les mondes extérieurs amoindris… Si ces différents éléments résonnent d’un ton particulier aujourd’hui, c’est probablement qu’en ces temps d’urgence épidémique, les « murs » (aussi bien physique dans ceux du « stay at home » que ceux, symboliques, des « gestes barrières ») sont devenus l’émanation du civisme et l’incarnation du combat de tous pour la protection de chacun.

Pour autant, malgré la poésie d’une telle représentation, ces descriptions ne s’adressent pas à la situation sanitaire exceptionnelle que nous traversons, mais au quotidien ordinaire d’un service de psychiatrie fermé et sécurisé.

Quand le lot quotidien de chaque citoyen confronté à l’état d’urgence sanitaire rejoint pour quelques semaines (et dans une moindre mesure) la réalité quasiment fictive et « extraordinaire » d’une unité de soins sécurisée, comment articuler dans ces dernières, l’impératif d’accompagnement quotidien et la nécessité d’éviter toute forme de contamination au Covid-19 ?

Pour aider les soignants, des recommandations ont été émises par plusieurs organismes d’Etat, des décisions ont été prises directement par certains directeurs de centres hospitaliers.

Le contexte

Pour autant, un élément crucial a été omis : celui du contexte. En effet, au-delà des spécificités relatives à la population prise en soins en psychiatrie, où la désorganisation comportementale et psychique et les troubles de la relation rendent incompréhensible la notion de « gestes barrières » et de distanciation sociale, comment les mettre en œuvre dans des services où le contrôle et la coercition organisent déjà le quotidien ?

Ainsi, s’agirait-t-il de rajouter du confinement aux mesures déjà en vigueur de contrainte et d’isolement ?

Au-delà de la protection minimale des soignants de ces services, pourtant quasiment seuls vecteurs de contamination possible, le choix a été fait de suivre les recommandations établies pour les services de psychiatrie traditionnellement ouverts : diminution du nombre de patients présents de manière simultanée dans l’unité (et donc majoration massive des temps d’isolement en chambre seul), arrêt des activités thérapeutiques de groupes ou des sorties extérieures, arrêt des visites familiales…

Le principe de précaution

Le « principe de précaution » se met en œuvre, avec peut-être, comme souvent devant des situations inconnues, un sur-réagissement et une démesure propres à l’impératif de « protéger ». Pourtant, à travers cette mise en repos forcée de nos missions premières, avons-nous réellement travaillé dans l’intérêt du patient ? La systématisation de nouvelles mesures de privation de libertés, au titre du « principe de précaution », peut-elle se justifier sous l’angle du bénéfice apporté au regard des mesures d’isolement et de coercition déjà en vigueur ?

La vigilance semble de rigueur afin que ce principe de précaution vienne en complément plutôt qu’en substitution du principe de raison qui guide habituellement nos pratiques du soin !

Retour d’expérience

Ces questionnements resteront bien sûr sans réponse. Fort heureusement, la « vague » ne nous a pas heurtés. De par notre fonctionnement de base ou grâce à l’application de ces nouvelles mesures ? Le mystère restera entier. Il semble pourtant primordial de mettre en œuvre un retour sur notre adaptation à cette crise : quels écueils auraient pu être évités ? Quelles modifications étaient probablement nécessaires ? Qu’est-ce qui a motivé notre facilité à rajouter de la contrainte et de l’isolement, ayant toujours comme ligne d’horizon « l’intérêt du patient » ?

Chacun étant conscient des limites et des contraintes de tels aménagements, des mesures « palliatives et compensatoires » ont pu être mises en place. Entre adaptation et bricolage, mais où la créativité des soignants a pu tenter de rétablir une forme d’équilibre et de sérénité dans la vie quotidienne de l’unité de soin.

Malgré ces adaptations, les conséquences néfastes et prévisibles du confinement d’une unité déjà fermée ne se sont pas fait attendre chez certains patients, dans une proportion (fort heureusement !) cependant bien moindre que celle à laquelle nous nous attendions.

La majoration du temps passé en chambre, la suppression des visites familiales pourtant parfois soutien premier d’une prise en soin ont pu majorer des états d’agitation voire entraîner de nouvelles décompensations, chez des patients pourtant difficilement stabilisés.

Au-delà du tragique de ces situations individuelles, la période de confinement a également eu son lot de surprises et d’inattendus.

A rebours de nos craintes initiales, la diminution effective des contacts et des stimulations a, pour certains, eu des vertus d’apaisement massif. Un rythme plus lent, avec probablement moins d’agitation institutionnelle, a pu permettre d’opérer chez certains patients (comme chez certains soignants) une forme de retour à soi et de retour à une pensée réflexive.

Par ailleurs, le partage en communauté d’une situation « hors du commun » a peut-être également eu un effet bénéfique : celui d’abolir la distance habituelle entre soignant et patient. Chacun pouvant alors partager des inquiétudes relatives aux mêmes objets (sur l’évolution à venir, sur la situation des proches…) renforçant ainsi l’appartenance à la même humanité.

Il est difficile et probablement trop tôt pour identifier de manière générale les bénéfices tout autant que les maux subis par nos patients par le confinement qui leur a été imposé.

L’heure est aujourd’hui au déconfinement, avec la redécouverte d’enjeux parfois oubliés dans le rythme de la « production de soin » : celui de profiter de la banalité du quotidien.

Maxime Sordillon, juin 2020

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